Je sors du visionnage du dernier opus des Gardiens de la Galaxie. Je suis allée voir ce film avec des personnes rencontrées récemment, dont certaines que je serais déjà tentée de qualifier d’amis. Pourquoi cette prudence dans les mots ?
Dans l’article précédent, nous nous interrogions sur les différents cercles relationnels, plus particulièrement ceux qui appartiennent au registre des amitiés.
Pour tenter de répondre à cette question, je suis allée récolter les expériences des gens qui me considèrent comme leur amie. Le premier retour que j’ai eu soulève la difficulté de la question. En effet, pour la majorité, il n’y eut pas d’épiphanie, pas d’« eurêka, nous sommes amis ». Il semblerait que dans nos histoires, il s’agisse d’une accumulation de petits instants, parfois légers, de souvenirs créés ensemble, de complicité naissante au détour de choses que l’on a envie de partager, qui furent les signes que l’on devenait amis. En outre, le sentiment de confiance qui se dégageait de nos relations semble également commun à l’installation d’une amitié entre nous. Pourtant, il semble clair pour tout le monde que la différence entre un collègue/copain/pote et un ami se fait au détour de notions très fortes, de vie que l’on mettrait dans les mains de l’autre, de secret que l’on serait prêt à partager et d’autres responsabilités que l’on serait prêt à accorder.
L’idée a pu être émise que les potes sont ceux qui sont présents dans les bons moments, les amis sont ceux qui le sont aussi dans les mauvais. Alors, quel rapport avec les ratons laveurs spatiaux, me direz-vous peut-être ? Eh bien, j’ai pu percevoir plusieurs messages qui ressortaient de ce film et je soulignerai ici celui de l’amitié triomphante. Il est évident qu’au cours de ces 2h30 d’effets spéciaux de l’espace, le traitement de ce type de relation est une problématique majeure, le thème supplante même celui de l’amour, largement secondaire de mon point de vue.
Une personne avec qui nous avons eu un échange sur l’amitié racontait un événement qu’elle avait vécu comme une trahison ayant eu raison de son amitié avec celle qu’elle considérait pourtant « presque » comme une sœur. Lors de son récit, j’ai pu lire sur son visage que les émotions étaient encore vives, autant les positives que les négatives, et cela malgré les années qui auraient pu venir panser les plaies. À travers cette enquête auprès des gens que j’ai côtoyés durant ces quelques semaines, des inconnus ou des proches, il était très clair que l’amitié était polymorphe. Bien que ces deux personnes que j’évoquais ne se parlent plus depuis de nombreuses années, la narratrice ne pouvait pas considérer l’autre personne comme n’étant plus son amie.
Lorsque l’on se sépare d’une personne que l’on a aimée et avec qui l’on a partagé l’essentiel de notre être pendant plusieurs mois ou plusieurs années, il peut rester une forme d’amitié qui s’est également développée. Cependant, il est important de reconnaître que cette amitié peut être complexe et nécessiter une réflexion approfondie sur les attentes mutuelles et les limites émotionnelles.
Une autre question a surgi d’une discussion qui s’est progressivement transformée en atelier improvisé avec un groupe de gens que je venais de rencontrer : un ami peut-il régresser au rang de pote ? Ils étaient plutôt d’avis que non. Mais si ces catégories étaient un continuum sur lequel oscilleraient nos relations, allant du niveau d’intimité le plus bas à l’amitié la plus proche ? Comme avec beaucoup de sujets qui touchent aux sentiments humains, la recherche d’absolu est perdue d’avance. Il peut être difficile de constater qu’une amitié n’est en fait plus que l’ombre de ce que l’on a partagé, mais n’est-ce pas plus respectueux, pour l’ami que nous avons pu être pour l’autre, de réussir à laisser l’évolution personnelle de chacun nous éloigner, en célébrant la chance d’avoir pu vivre quelque chose d’unique ? Et parfois, pour mieux se retrouver, car la vie est surprenante si l’on accepte de continuer à s’étonner. L’ami parfait n’existe probablement pas, et l’on n’est déçu que par les attentes que l’on place dans l’autre. Une amitié parfois décevante vaut quand même mieux qu’une projection que l’on fait sur quelqu’un !
L’amitié a de particulier qu’elle doit être réciproque, on ne peut pas être ami avec quelqu’un qui ne connaîtrait pas notre existence, n’en déplaise aux personnes qui pensent être ami avec des personnes publiques qui partagent leur intimité ou leurs réflexions sur les réseaux sociaux. Pourtant, la confusion s’explique peut-être par le temps que l’on consacre à écouter et regarder la vie de cet inconnu virtuel qui nous fait rire, pleurer, de qui l’on suit les aventures quotidiennes et avec qui on a parfois l’impression de partager plus de points communs qu’avec des gens que l’on connaît IRL (NDLR : in real life, dans la vraie vie, de façon non virtuelle donc).
Certaines amitiés sont asymétriques, en termes d’investissement d’une part, mais également dans le lien qui nous unit. Prenons l’exemple de l’amitié professeur/élève que l’on peut retrouver dans nombre de dojo, studios de danse, de yoga ou autre lieu où sueur, émotions et échanges se produisent. Cette verticalité dans la relation permet-elle d’être de véritables amis ? La réponse se trouve très certainement lorsque l’on sort de cette hiérarchie, si l’ascendance disparaît, laissant ainsi l’amitié se développer sur un plan plus horizontal. La relation entre Socrate (469 -JC – 399 -JC) et Platon (427 -JC – 347 -JC) est souvent citée comme un exemple de relation professeur/élève emblématique. Socrate était le mentor de Platon, qui était profondément influencé par les enseignements de Socrate et est ensuite devenu un grand philosophe à part entière. Bien que leur relation soit souvent qualifiée d’amitié, elle illustre également la façon dont la verticalité de cette relation peut limiter la pleine réalisation d’une amitié.
L’amitié, dans son sens le plus profond, repose sur l’égalité, le respect mutuel et le partage réciproque. Cependant, dans une relation professeur/élève, l’accent est souvent mis sur l’enseignement et l’apprentissage, ce qui peut créer une distance entre les deux personnes. Le professeur est souvent perçu comme celui qui guide et transmet le savoir, tandis que le disciple est celui qui le reçoit et l’assimile.
De plus, la relation professeur/élève est souvent temporellement limitée, avec une période définie d’enseignement et d’apprentissage. Cette temporalité peut limiter le développement d’une amitié durable et profonde. Nous l’avons brièvement vu précédemment, une amitié authentique nécessite du temps, de la proximité et des interactions régulières, et ces éléments peuvent être restreints dans une relation professeur/élève.
Néanmoins, il est important de noter que la relation entre Socrate et Platon est complexe et dépasse largement le cadre strict d’une relation professeur/élève. Il semblerait qu’ils partageaient une admiration mutuelle, une passion commune pour la recherche de la vérité et des idéaux philosophiques similaires. Leur relation s’est transformée en une amitié intellectuelle profonde, où ils ont échangé des idées et ont contribué au développement de la philosophie. Ainsi, bien que la verticalité de leur relation puisse avoir limité certains aspects de l’amitié, ils semblent avoir réussi à transcender ces limites et à établir une relation durable et significative.
Ce sujet pourrait être étudié des pages et des pages durant, mais pour le format du blog, nous laisserons ici notre réflexion sur l’amitié, le temps de réfléchir encore un peu à ces précieuses relations que vous avez peut-être la chance de partager avec des gens qui sont uniques à vos cœurs.
Pour finir, faisons un petit détour par un grand penseur du XVIIIe siècle qui a largement influencé l’épistémologie, l’éthique, la métaphysique et la philosophie politique : Emmanuel Kant (1724 – 1804). Pour Kant, chaque individu possède des intérêts, des perspectives et des besoins particuliers qui peuvent entrer en conflit avec ceux des autres, créant ainsi une réelle ambivalence dans notre rapport aux autres. C’est sa fameuse « insociable sociabilité ». Cette tension entre notre inclination à vivre en société et notre individualité crée une dynamique complexe. D’une part, nous avons besoin des autres pour développer nos capacités intellectuelles et morales, pour coopérer et échanger des idées. D’autre part, nous avons également besoin d’autonomie et de liberté individuelle pour poursuivre nos propres objectifs et intérêts. Le besoin de résoudre les conflits que nous rencontrons les uns avec les autres nous pousse à trouver des solutions et donc nous permet de progresser d’un point de vue moral et intellectuel. Et à travers ces résolutions de problèmes, nous sommes amenés à construire des relations plus profondes et authentiques, fondées sur le respect mutuel et la compréhension. Et donc, de cette façon, peut-être bien les jalons de profondes amitiés, nées sur le terreau de nos oppositions. Kant souligne avec cette idée l’importance de l’amitié et des relations sociales dans la formation de notre caractère moral et de notre capacité à vivre en communauté, tout en reconnaissant la nécessité de préserver notre individualité et notre autonomie.